HUBERT DESAUTEL Spécialiste en télématique, télétravailleur
Il a d’abord été ingénieur dans l’industrie alimentaire, puis s’est tourné vers l’informatique en 1970, où il a travaillé une dizaine d’années comme technico-commercial. Peu à peu, il s’est spécialisé dans la télématique et le télétravail. « Pour la plupart des gens, la télématique, c’est ce qu’on fait avec un Minitel. La définition de ce domaine, je pense, c’est l’ensemble des produits et services obtenus par le croisement— ou le mariage—de l’informatique et des télécommunications. Ça va de l’interrogation de banques de données au moyen d’un Minitel à toute une série de nouveaux produits utilisant la transmission de l’image, du texte, de la voix, en passant par la messagerie électronique. »
Depuis quelques années, il vit et travaille dans une propriété qui existait déjà au XIIe siècle, dans un petit village proche de Toulouse, au bord de la Garonne. L’endroit est splendide et la demeure, entourée d’un hectare et demi de terrain, a été remaniée en 1817 en style napoléonien. « Je vis ici un bon mélange de mes préoccupations pour des choses qui sont tout à fait en pointe et une espèce de stabilité historique dans laquelle s’enracine mon intérêt pour le passé. Je crois que le choix de vivre dans une maison comme celle-ci allait au- delà du simple agrément, puisqu’il m’a conduit à consacrer plusieurs mois de ma vie à rechercher des documents dans une quinzaine de villes et à écrire un bouquin de 400pages sur l’histoire de cette bâtisse. Il y a une espèce de phagocytose entre elle et moi. J’y découvre toujours quelque chose de nouveau, des traces de ce que d’autres ont fait ici avant moi… »
La quarantaine sportive et souriante, il est marié et a deux filles de 14 et 18 ans. C’est à la suite de son refus d’être muté à Paris, après une dizaine d’années dans une entreprise de province, qu’il a choisi de redéployer son activité et son existence dans ce château, en indépendant.
A l’époque, il s’était ensuivi ce qui s’ensuit souvent dans ce genre de circonstances : j’ai dû quitter l’entreprise. J’ai connu une période douloureuse où je n’avais plus de boulot et où je me retrouvais assez traumatisé par pas mal de choses. J’ai entamé une réflexion sur la vie en général et la vie professionnelle en particulier qui m’a conduit à opérer un changement de priorité. Jusqu’à ce moment-là, ma priorité, c’était le boulot. Je faisais bien un certain nombre de choses à côté, mais j’avais investi énormément dans mon travail, qui était très intéressant.
En même temps, quand on est resté dix ans dans une activité de pointe et que tout s’arrête, on a tendance à se dire qu’on n’est pas capable d’entreprendre autre chose. Tout s’écroule, quoi.
Alors, j’ai rassemblé un peu les morceaux de moi-même. J’ai décidé que j’allais repartir à zéro sur d’autres priorités, en tête desquelles un cadre de vie. J’ai beaucoup patrouillé et j’ai fini par atterrir ici. Il y a un truc que tout le monde connaît mais dont personne, pratiquement, ne profite : c’est que pour le prix d’une villa, on peut se payer un château comme celui-ci, avec mille mètres carrés de plancher. Bon, c’est pas la grande propriété foncière, hein ? C’est le château de hobereau. En mauvais état. Comme disait ma fille quand elle est entrée à l’école et qu’on demandait à chaque élève de décrire sa maison : « J’habite un château en mauvais état. » (Rire.)
Par un curieux hasard, le jour où j’ai acheté ici et vendu mon autre maison à Marseille, j’ai trouvé un autre job à Marseille ! (Rire.) Dans le télétravail. C’était une des premières opérations — sinon la première — lancées en France dans ce domaine. J’ai donc commencé à travailler là-dessus en prenant tous les dimanches soir le train de Toulouse à Marseille, et tous les vendredis soir un autre train de Marseille à Toulouse ! Au bout d’un certain temps, j’ai suggéré au directeur de l’organisation dans laquelle je me trouvais que travaillant dans le télétravail, ça ne serait pas mal de le pratiquer nous-mêmes. Le directeur en question a refusé. J’ai trouvé que ce n’était pas cohérent et je suis parti. A la suite de quoi j’ai accompli un certain nombre de missions pour des entreprises et organismes, dans divers domaines de la télématique. Monter une banque de données à droite, créer ou alimenter un système de vidéotexte à gauche, établir des cahiers des charges de traitements de textes, etc.
Il y a un an, il a créé avec sept autres personnes — consultants en télématique, en communication ou en organisation d’entreprise — réparties dans plusieurs villes du sud de la France une petite entreprise du nom d’Occitel. Sa particularité est que son « personnel » travaille à domicile, élaborant—parfois en commun — des produits destinés à l’enseignement, des systèmes tournant autour de la messagerie électronique et du vidéotexte, ainsi que des logiciels pour utilisateurs de télématique. Chacun des membres et co- propriétaires de la société est à la fois salarié de celle-ci et consultant indépendant. Les missions des uns et des autres sont payées à l’entreprise, qui prend en charge les frais professionnels — notamment de solides factures de téléphone — des uns et des autres.
« Contrairement à ce qui se passe dans une entreprise classique, nous avons décidé que les salaires, en phase de démarrage, ne seraient pas des charges fixes. C’est ce qu’on paie quand il reste des sous, une fois qu’on a fait les provisions pour la trésorerie. Aujourd’hui, je vis avec 6 000 et quelques francs par mois, avec pour objectif d’arriver à 17 ou 18 000 francs par mois dans un an. »
Travailler comme nous le faisons peut amener certaines personnes à se trouver confrontées à un choc… je dirais culturel. C’est tout le problème de s’assumer soi-même et d’accepter une règle du jeu qui semble très acceptable au départ et qui, pour certains, l’est moins quand on y est confronté. Je peux vous citer le cas d’une personne qui était arrivée dans l’entreprise en disant : « OK, on est autonomes, on est responsables, etc. » Et on s’est aperçus que chaque fois que ce gars participait à une discussion, il avait un comportement, des revendications, etc., qui faisaient davantage penser à ceux d’un membre de la CGT qu’à ceux d’un travailleur libéral. Je pense qu’il y a pas mal de gens qui croient être autonomes, sous réserve du « yaka ». C’est-à-dire : « Moi, je suis autonome et responsable, à condition qu’on me donne du boulot. » Je ne critique pas ce raisonnement, hein ? Les gens ont tout à fait le droit de penser comme ça.
Pour la personne dont je vous parle, l’aventure aurait peut-être été jouable si on s’était trouvés à une époque où les contrats arrivaient de partout. Or, on a démarré à un moment où ce n’était pas le cas, où chacun avait déjà fort à faire pour trouver de quoi s’occuper lui- même. Donc on a eu du déchet, quelques personnes qui sont parties. Les unes en claquant la porte, les autres en comprenant que leur mode de fonctionnement n’était pas du tout le même que celui des autres. Dans l’ensemble, ça ne s’est pas trop mal passé et aujourd’hui, après un an d’exercice, je crois qu’on est arrivé à quelque chose de bien au point de vue organisation et solidité de l’équipe.
Vous m’avez entretenu, au téléphone, d’un projet de télétravail pour dactylos. Ça nous amène à parler des potentialités en la matière…
C’est assez complexe à expliquer concrètement. A la suite de diverses études que j’avais entreprises sur le télétravail, portant plus particulièrement sur des activités d’exécution, j’en étais arrivé à la conclusion que pour que le télétravail fonctionne, il fallait qu’il y ait un mode de relation tout à fait particulier entre celui qui fournit le boulot et celui qui l’exécute. Que ce mode de travail nécessite à la fois une confiance réciproque entre les deux partenaires et une autonomie, un sens élevé des responsabilités chez ceux qui exécutent le travail.
J’ai donc réalisé une étude assez approfondie sur la possibilité d’une expérience de création d’entreprise qui fonctionnerait en télétravail. A la suite du rapport que j’ai rendu à mes partenaires institutionnels, ceux-ci m’ont demandé de rechercher des candidats. De préférence parmi les populations défavorisées : handicapés, chômeurs de longue durée, mères célibataires, etc.
Il se trouve que pour monter un tel groupe, ce n’est pas évident du tout. On est pratiquement obligé de s’appuyer sur des organisations comme l’ANPE ou des associations de ceci ou de cela. Mais ces institutions ne sont pas du tout équipées pour raisonner en matière de télétravail. Je vais vous donner un exemple concret. Il y en a eu d’autres du même style, mais celui-ci est tout de même le plus criant. Un jour, je demande à l’ANPE d’organiser une réunion de chômeurs présentant telles ou telles caractéristiques. Je décris d’abord le projet, je raconte ce que j’entends expliquer à ces gens. En gros, je voulais que l’ANPE recherche des individus qui soient autonomes. Pas forcément des dactylographes rapides, mais ayant par contre du sang-froid et le sens des responsabilités, le sens du travail bien fait, etc. C’est probablement pas ce qu’on demande habituellement à l’ANPE. Et l’ANPE, sans doute désarmée par cette demande, a pris son fichier, a sorti dix ou douze noms et a convoqué ces personnes à une réunion, sans en préciser l’objet.
Je me suis retrouvé en face d’une douzaine de dactylos ou secrétaires en chômage, venues d’abord en pensant qu’il s’agissait d’une offre d’emploi. Pour couronner le tout, la personne de l’ANPE qui ouvre la séance dit : « Vous êtes dactylos. Vous savez toutes, comme moi, que la dactylo, c’est foutu, qu’il n’y a plus d’espoir, etc. Ceci dit, M. Desautel veut vous proposer quelque chose. Je lui laisse la parole. »
Comme entrée en matière, c’était assez génial. Ces personnes ont écouté très calmement toute ma petite histoire sur le télétravail. Après quoi, aucune question de leur part, sinon quelques-unes qui sont maintenant pour moi classiques : « On sera payées combien ?» Ça, c’était la question numéro un. La question numéro deux : « Mais où est le chef, dans votre système ? » C’est pour ça que je suis persuadé qu’il y a beaucoup de gens qui revendiquent l’autonomie d’un côté, tout en la fuyant de l’autre. C’est exactement la formule « Je veux être autonome, à condition qu’on me donne du boulot.»
Finalement, être autonome, c’est pas rassurant ?
Ah non ! Pas du tout ! C’est assez curieux, d’ailleurs, de voir des gens qui disent : « Moi, mon rêve, c’est de faire ce que je veux. » Quelqu’un qui vous dit ça, faites l’expérience de lui demander : « Bon, alors, qu’est-ce que vous voulez faire ? » « Ben… c’que j’veux ! » (Rire.) « Mais encore ? » « Ben, j’sais pas, moi. Dites- moi ! » (Rire.) En résumé, je fais ce que je veux à condition qu’on me dise ce que je dois faire. Mais attention, il ne faut pas me l’imposer ! C’est pas mal, quand même, comme attitude… Et je crois qu’on en est là, aujourd’hui.
Cette expérience de télédactylographie n’a pas abouti. Par la suite, il y en a eu une autre que je juge personnellement très intéressante. La création d’un groupe, à partir de gens qui ne se connaissaient pas. C’étaient des handicapés. Je leur ai exposé les grandes lignes d’un projet de création d’entreprise en télétravail. Six de ces personnes se sont entendues pour travailler sur ce sujet-là.
Chose assez curieuse, elles se sont réunies quatre fois en un mois, dans l’intervalle de deux réunions animées par moi. Pour discuter des problèmes, essayer de voir ce qu’elles pouvaient faire. Ce qui révèle déjà un début de motivation assez important, d’autant que ces personnes étaient pour la plupart frappées de handicaps plus ou moins lourds. Elles avaient été assistées à 100 % pendant des années et se trouvaient psychologiquement dans la situation de gens qui croient qu’ils ne savent rien faire. Des gens qui attendent. Pour moi, c’est vraiment la définition la plus caractéristique. Des gens qui attendent qu’on leur verse leurs pensions et leurs indemnités, qui attendent qu’on leur offre du travail. Complètement passifs par rapport à la vie professionnelle. Certains d’entre eux m’ont même avoué qu’ils n’avaient jamais envoyé spontanément une candidature, un curriculum, à une entreprise, parce qu’ils n’osaient pas. Qu’ils n’auraient jamais osé aller se présenter quelque part pour avoir un entretien avec le patron. Absolument aucune initiative. Pour être précis, ils n’étaient pas tous comme ça. Deux d’entre eux avaient une expérience professionnelle, dont un qui avait même créé une entreprise dans le passé.
La deuxième réunion a commencé dans une grande morosité. Ces gens avaient découvert qu’ils n’avaient rien compris à ce que je leur avais dit la première fois. Ils étaient complètement paumés et ils se trouvaient encore dans cette situation d’assistés, si vous voulez. Leurs questions, c’était : « Mais alors, qu’est-ce qu’on va avoir comme subventions ? Qui va aller chercher les clients ? Qui fait ceci, qui fait cela ?» Et à chaque fois, je leur répondais : « C’est vous. »
A un moment donné, il y a un déclic qui s’est produit et ils ont compris que le projet, en fait, consistait à ce qu’ils s’assument eux- mêmes. Comme cette entreprise est relativement récente, il est encore trop tôt pour prévoir ce qui va se passer. Mais ils ont compris ce que le projet impliquait. Et ça m’a permis de faire remarquer à ce groupe combien il avait évolué en un mois, entendant deux fois le même discours et en ne le comprenant pas de la même façon. La première fois, c’était tellement loin de ce qu’ils avaient l’habitude de vivre que ça dépassait leur imagination. Et c’est là aujourd’hui tout le problème du concept de télétravail. C’est qu’il dépasse l’imagination de la plupart des gens. Y compris, je crois, celle d’une bonne partie de ceux qui mènent des recherches dans le domaine du télétravail… (Rire.)
Pratiquement, à quelles activités le télétravail pourrait-il s’étendre ?
Un premier problème, c’est la définition du télétravail. Parce qu’il y a presque autant de définitions que de gens qui se penchent sur la question.
Je pense surtout au travail à domicile, ou du moins à distance, d’une personne collaborant d’une manière indépendante à une entreprise ou organisation…
Justement! La définition du télétravail fait appel à trois notions. Une notion géographique, une notion de relation de travail—ou de contrat de travail — et une notion technologique. Une des définitions, c’est des gens qui effectuent un travail à distance — à domicile ou ailleurs — de celui qui le fournit, en utilisant pour ça des moyens « modernes » de communication. Personnellement, je suis arrivé à une autre définition, peut-être moins satisfaisante pour le profane. Ou peut-être plus, j’en sais rien… Pour moi, le télétravail, c’est un état d’esprit qui permet de parvenir à une organisation du travail tendant à s’affranchir des contraintes de distances. Ce qui implique aussi les choses dont j’ai déjà parlé : autonomie, responsabilité, capacité à gérer son temps, etc.
Je crois qu’on ne peut pas limiter le télétravail à la notion géographique. On ne peut pas le limiter non plus à la notion organisationnelle, ni à la notion technique. Il faut y ajouter une notion culturelle. Ce que moi j’appelle télétravail, c’est l’innovation culturelle qui donne aux gens la possibilité d’être productifs dans des situations pas forcément classiques, et de maîtriser à la fois le temps et l’espace dans leurs relations de travail. Alors là, je dirais qu’il existe, sur le marché, à peu près tout ce qu’on peut désirer pour réaliser des tas de travaux, hein ? On a parlé de secrétariat, mais on peut faire du dessin…
… justement, vous n’avez pas répondu précisément à cet aspect-là de ma question…
Je sais. Je n’aime pas répondre à cet aspect-là de la question. Je préfère y répondre d’une manière plus générale. Un jour, en guise de gag, j’ai lancé à quelqu’un qui me la posait : « Il n’y a qu’à analyser les métiers qui existent aujourd’hui. Vous allez faire trois colonnes. Dans la première, vous mettez les activités qui sont robotisables. Dans la deuxième, ceux qu’on peut exercer à distance. Et vous mettez ce qui reste dans la troisième. » (Rire.) Pas grand- chose, dans la troisième, hein ?
Il reste le boucher, par exemple…
Le boucher, c’est robotisable. Ah, si ! On sait faire des machines à découper et à peser la viande, etc.
A servir cette viande et à encaisser la monnaie, aussi ?
Oui, avec des virements de comptes…
A couper l’entrecôte de telle ou telle manière selon le vœu de la cliente ?
Ça impliquerait des réglages assez subtils du robot. C’est peut- être pas rentable aujourd’hui, mais c’est techniquement faisable. Un truc un peu plus délicat, par contre, c’est l’infirmière qui va faire des piqûres à domicile. Là, je vois pas comment on lui apprendrait à faire ses piqûres à distance. Ni comment, économiquement parlant, on pourrait construire des robots piqueurs qui se rendraient chez les gens…
Mais en gros, prenez à peu près n’importe quel métier, et vous verrez qu’avec un tout petit peu de science-fiction, on arrive soit à le robotiser, soit à l’exercer à distance, soit à mixer les deux. Pour en revenir à votre question, on peut créer aujourd’hui, pour 40, 60, 60 000 francs, des postes de travail répondant à pas mal de fonctions et qui permettent à un ingénieur, à un dessinateur, à une dactylo, à un comptable, à un analyste financier, de faire 80 % de leur boulot je ne dirais pas à domicile, parce que je ne veux pas limiter les possibilités, mais là où ils veulent.
Dans la pratique, on imagine que ce sera souvent à domicile…
Bon, alors, la notion de domicile, elle a un certain nombre de connotations, aujourd’hui. Le domicile est souvent vu comme une espèce de refuge où on vient s’abriter des contraintes et du stress de la vie moderne. Moralité, certains auteurs, parlant du télétravail, vont vous dire télétravail = isolement, télétravail = stress. Ils veulent dire que les télétravailleurs font du stress d’importation à domicile.
Pour moi, ce n’est pas ça du tout, le télétravail. Le travail à domicile envisagé de cette manière, ça prouve déjà que l’innovation culturelle n’est pas passée. Aujourd’hui, quand on parle de télétravail à domicile, on voit un terminal d’ordinateur dans le salon. Bon, c’est une solution. Mais on peut aussi voir autre chose. Pourquoi un domicile et pas plusieurs ? Pourquoi travail à domicile et pas travail dans un bateau, dans un avion, dans les prés ou je ne sais où ? Je crois que c’est dangereux de fixer cette image de travail à domicile qui a tendance à devenir, avec la simplification des médias, la bonne femme en bigoudis qui, le matin, sort de son plumard et s’en va taper sur un clavier. Et qui, naturellement, ne bouge jamais de chez elle. Ça me paraît être une vision extrêmement simplificatrice.
Moi, ce qui m’intéresse, c’est que quelqu’un, en tant qu’individu, puisse assumer l’activité productive dont il est capable, qu’il aime faire et pour laquelle il est utile, à l’endroit et au moment où il peut et veut le faire. Les grandes théories bien faites sur domicile, pas domicile, etc., ont plutôt tendance à enfermer. Moi, je veux briser ce cercle, briser cette coquille qui est à mes yeux la coquille d’une ancienne culture. Le télétravail, c’est un choix de vie, un style de vie.
Alors, dans votre cas, comment s’organise votre vie ici ?
Je pense que j’effectue 70 à 80 % de mon temps de travail chez moi. Le reste, c’est chez les clients ou dans des réunions avec mes collègues. Ou encore dans des séminaires, colloques ou autres machins dans lesquels il faut se rendre pour rester informé de ce qui se passe.
Quand je suis ici, mon travail se déroule d’une façon très pragmatique, et à première vue désorganisée. Il n’y a pas de règles, pas d’horaires. Pas d’horaires de travail, mais des horaires de disponibilité. Je n’ai pas d’horaire de travail en ce sens qu’au moment où j’estime opportun de faire quelque chose, que ce soit du travail ou non — mais encore faudrait-il définir de quoi on parle — eh bien, je vais faire cette chose que j’estime opportun de faire, ou plus simplement que j’ai envie de faire.
Par contre, dans le mot télétravail, il y a télé. Et je ne dispose pas encore, aujourd’hui, de suffisamment d’outils pour être équipé en communication différée dans tous les styles de communication. Je peux communiquer par écrit. Je ne peux pas communiquer facilement par oral en différé. Bon, je passe sur les détails… Pour l’instant, j’ai un Minitel, un micro- ordinateur et des abonnements à des messageries électroniques. J’ai aussi un matériel qui va, qui vient, suivant les occasions, les opportunités. Et probablement d’autres choses qui vont arriver doucement.
Avec mes collègues, nous avons donc un système de télécommunications avec lequel on se débrouille pas trop mal, mais qui est encore largement à perfectionner. Le problème, c’est qu’on est aussi en relation avec des clients, des gens de l’extérieur. Qui n’ont pas envie, ou pas les moyens, pas le matériel capable de discuter avec le nôtre. Ce qui m’oblige à assurer une espèce de permanence au moins téléphonique, en ayant un téléphone un peu partout. Je dois avoir onze postes à travers la maison, plus un autre avec une très grande rallonge quand j’ai envie d’aller travailler dans le jardin. En attendant d’acquérir un téléphone sans fil…
Donc, pas d’horaires. Je me lève à des heures variables, mais je m’impose d’être disponible à partir de neuf heures du matin. Bon, s’il fait beau et que j’ai un truc à bricoler dehors — traiter les arbres fruitiers, par exemple — ben il vaut mieux le faire à la période ad hoc. Par contre, il y a des moments où je suis sur un travail qui est très prenant. Je vais rester dessus pendant dix-huit, vingt-quatre ou trente heures d’affilée, en prenant juste le temps de manger. Ce qui désespère beaucoup ma femme… (Rire.)
En général, le matin, je commence par me connecter sur mes messageries électroniques, pour voir les messages qui me sont arrivés et émettre ceux que j’ai à émettre. Je fais ça le matin en arrivant, sauf si je l’ai fait pendant la nuit. Ce qui m’arrive en moyenne un jour sur trois. Ça peut être parce que j’ai commencé un travail pendant la journée et que je m’aperçois brutalement qu’il est cinq heures du matin. (Rire.) Ou parce que j’ai pris du retard sur quelque chose et que je dois mettre le paquet. Ou parce qu’il y a une idée qui me passe par la tête après que je me sois couché… Je trouve que pour certains types de travaux, je suis plus productif la nuit. Ça m’arrive d’être allé au lit, et soit de ne m’être pas endormi, soit de m’être réveillé parce que bêtement — ça fait un peu professeur Nimbus ! — pof, une idée m’est venue, comme ça, sur le coup de deux heures du matin. Alors, pour ne pas la perdre, je fonce. Et comme une idée en appelle toujours une autre…
La nuit, en général, je fais rarement une session de moins d’une heure. Ça peut aller de une heure à quatre heures. Mais je vous dis, quand je suis vraiment pris dans un truc, ça peut aller jusqu’à trente- six heures d’affilée. Et alors là, il ne se passe plus rien autour de moi. Il pourrait bien y avoir la fanfare dans la pièce d’à côté, je vois rien, j’entends rien… A certains moments, je peux en avoir marre de télématique ou de trucs comme ça. Alors là, je vais prendre prendre mon « Histoire d’Occitanie » ou je vais aller lire des vieux parchemins duXVIe siècle, que j’ai appris à déchiffrer au bout de plusieurs mois d’exercice. Je vis très bien, très à l’aise, très confortablement dans cet équilibre entre les domaines d’avant-garde dans lesquels je travaille et les références historiques de cette maison et tous les intérêts qu’on peut trouver autour.
Si je vous suis bien, le travail, la vie, le plaisir, ça doit former un tout, non ?
Euh… Oui, absolument. A la limite, j’éprouve même des difficultés quand vous m’interrogez au sujet de mes horaires de travail, etc. Parce qu’il y a des moments où je me pose la question : « Est-ce que je suis en train de travailler, de m’amuser ou de faire autre chose ? » Franchement, il y a des fois où je ne sais pas répondre. Quand j’imagine une nouvelle application informatique, par exemple, eh bien, ça peut commencer par représenter un travail… Si vous voulez, ça va être un travail si on me l’a commandé. Mais je peux très bien commencer un truc parce que ça m’intéresse, parce que ça m’amuse. Je m’y lance, et parfois je m’aperçois qu’il n’y a pas de débouchés. Donc on peut dire que c’était de l’amusement. D’autres fois, il y a un débouché. Alors, c’était du travail.
Peut-être que la notion de travail, pour moi, se révèle a posteriori. (Rire.) En plus, il y a des moments, quand j’accomplis mon travail, où je m’amuse comme un petit fou. Et d’autres où ça me casse les pieds. Et quand je traite mes arbres ou que je fais de la maçonnerie, c’est pareil. Donc la notion du travail, chez moi, n’est pas tout à fait classique. La notion d’activité, celle-là, je la vis, je la comprends. Je peux arriver à dire que je suis actif ou que je ne suis pas actif. Mais dire que je travaille ou que je m’amuse, c’est déjà plus difficile…
Avez-vous le sentiment d’être un privilégié, à vivre et à travailler comme ça ?
La notion de privilège, vous savez, c’est quelque chose de tout à fait bizarre. Il y a deux façons de la voir. La notion psychologique et individuelle, qui est de se dire — et n’importe qui peut se le dire : « Je suis privilégié. » On l’est forcément toujours par rapport à d’autres. Et il y a la notion à connotation un peu lutte des classes, un peu sociale. Dans cette deuxième notion, on a une échelle de privilèges, et des échelles de privilèges, qui ont l’avantage et l’inconvénient d’embrouiller tout le monde en s’entrecroisant. Je crois que je suis un privilégié en matière de cadre de vie par rapport à la moyenne de la population. Objectivement. En ce qui concerne la liberté au travail, je suis aussi, très certainement, un privilégié.
Mais là, on voit apparaître une autre notion relative au privilège : la responsabilité. Peut- on dire qu’il y a privilège si celui-ci résulte d’un choix ? On peut dire que le privilégié est celui qui — toutes choses étant égales par ailleurs — a plus que les autres dans un domaine. Parce qu’on le lui a attribué, ou parce qu’il a eu du pot. Bon. Il y en a d’autres qui vont dire : « Moi, monsieur, je ne suis pas un privilégié ! Parce que je travaille, parce que j’ai bossé dur, etc. » Et c’est là qu’on voit apparaître la notion de choix.
Celui qui va au cinéma tous les soirs, par rapport à moi, c’est un privilégié. Moi, je vais au cinéma deux fois par an. C’est pas que j’ai pas envie d’y aller, c’est que j’ai d’autres priorités. Le même type qui va au cinéma tous les soirs va me dire : « Vous, vous êtes un privilégié, vous habitez dans un château. » Alors je lui répondrai : « Le fait que j’habite dans un château, c’est un choix. Et ce choix m’empêche d’aller au cinéma tous les soirs. » (Rire.) Alors comment évaluer la notion du privilège ? Le chiffrer en sous ?
Objectivement, par rapport à la moyenne de la population, j’ai un cadre de vie que j’estime privilégié. Mais en matière de confort, j’ai un cadre de vie que j’estime objectivement non privilégié. Je crois en effet que peu de gens accepteraient, l’hiver, de vivre avec huit degrés. Ou, comme l’hiver dernier, de voir la respiration se geler sur le drap dans la chambre à coucher. Inversement, moi, je supporterais très mal de vivre dans un petit appartement bien chauffé. (Rire.)
(Il a deux bureaux : un « d’été », dans une partie non chauffable du château, et un « d’hiver ».)
Jusqu’à l’année dernière, ce bureau « d’hiver », c’était notre salle à manger, puisque celle-ci était la seule pièce chauffée par une cheminée, qui tempère accessoirement la chambre à côté et deux pièces au-dessus. Et cette situation entraînait un mode de vie tout à fait particulier. Car au moment de se mettre à table, il fallait tout remballer. Les lieux étaient encombrés d’un tas de papiers, d’un tas de choses. J’étais contraint de m’organiser de manière à pouvoir m’interrompre au moment du repas sans en avoir pour deux heures à me remettre en route après.
Ensuite, c’était la pièce où tout le monde vivait. C’est-à-dire que j’y travaillais pendant que les enfants s’occupaient. Ça posait un certain nombre de problèmes, et il faut reconnaître que cette période a constitué une leçon intéressante pour le télétravail dans l’avenir. A savoir que pour les gens qui ne disposent pas d’un espace suffisant, ça pose des tas de problèmes internes, des problèmes familiaux. A moins d’être capable d’une organisation extrêmement draconienne, qui risque d’avoir d’autres types de répercussions.
Un autre type de problème relatif au télétravail est lié aux questions d’horaires ou de non- horaires. Et au fait que les gens, à l’extérieur, savent que je travaille chez moi. Ce qui leur permet de m’appeler au téléphone à n’importe quelle heure. Et de préférence aux heures des repas. Pendant toute une période, il m’a été pratiquement impossible de manger normalement. Il suffisait que je me mette à table pour que le téléphone commence à sonner. J’arrivais à l’appareil avec un bout de salade dans la bouche, je concluais l’entretien le plus vite possible, je revenais, je finissais ma salade et le téléphone se remettait à sonner au moment où j’attaquais le plat suivant. Je piquais des crises épouvantables. (Rire.)
Ça arrive moins, maintenant, parce que j’ai fait prendre un autre pli à mes correspondants. D’une façon presque brutale, puisque pendant les heures des repas, on a décrété que c’était ma fille qui décrochait. Et qui répondait : « Papa est à table. » (Rire.) Ça n’a pas été simple, parce qu’il y avait des gens qui n’étaient vraiment pas prêts à entendre ce genre de discours.
A l’inverse, vous avez les relations qui ne sont pas des relations de travail, des gens qui viennent à la maison et qui ont un peu de difficulté à comprendre que je ne sois pas à leur disposition. Que je ne sois pas libre pour aller faire un tour quelque part, etc. Au début, tout l’été, c’était le défilé permanent des amis, de la famille. Naturellement, chacun ne restant que huit jours, et en huit jours voulant visiter la région, voulant faire ceci ou cela… Il y en a qui ont été surpris : « Mais comment, tu ne sors pas de chez toi ? Chaque fois qu’on veut aller quelque part, tu as quelque chose à faire ! On comprend pas… » (Rire.) Je suis chez moi, donc je travaille pas ! Ça, c’est un réflexe classique. Quand on est chez soi — et ça, c’est encore le problème culturel auquel je faisais allusion tout à l’heure — on est censé ne rien faire, être très disponible, etc.
Que devient la notion de statut social — vis-à-vis des collègues, des partenaires, de l’extérieur — quand on est un télétravailleur ?
Personnellement, ça ne me pose aucun problème. Ça gêne beaucoup plus mes interlocuteurs que moi, c’est certain. Mais c’est vrai qu’on peut se poser des questions à ce sujet. Ça peut m’arriver de me demander : « Finalement, est-ce que ton statut est plus brillant, plus ceci, plus cela, que celui d’un PDG d’entreprise ou d’un fonctionnaire ? » Mais c’est un truc qui me travaille pas énormément. J’ai adopté un certain mode de vie, et c’est quand même une démarche assez volontariste, qui découle de plusieurs remises en cause. Je ne peux pas non plus faire des remises en cause en permanence. Ça m’arrive de temps en temps de procéder à une petite analyse, de me demander : « Bon, qu’est-ce qui colle, qu’est-ce qui ne colle pas ? Quels sont les avantages, les inconvénients de ma situation ? » L’essentiel, c’est quand même que je vive bien ce que je vis.
A l’extérieur, effectivement… Tel interlocuteur risque de me considérer comme un joyeux loulou qui branle rien, etc. Ça peut me nuire sur le plan professionnel. Tel autre, quand il a un problème, verra que je réponds vite et efficacement à sa demande, et ça sera une autre façon d’aborder les choses. Un troisième aura encore une autre opinion. Vous savez, celui qui est fonctionnaire, il aura du mal à comprendre qu’un type soit en fait en train de prendre des risques perpétuels tout en ayant un statut de salarié. Celui qui est PDG d’une entreprise dira : « Qu’est-ce que c’est que ce gugusse qui a trouvé une espèce de combine bizarre pour être salarié sans avoir une activité de salarié ? » Chacun apprécie suivant son éclairage à lui. Le gars qui est le champion du risque toutes catégories trouvera que je me suis fait une situation pépère. A l’inverse, d’autres me considéreront comme un casse-cou irresponsable…
Votre situation fait-elle des envieux ?
Oui, c’est très fréquent. Il y aussi l’autre réaction. Celle des gens qui disent : « Oh là là ! Ce que je n’aimerais pas vivre comme toi, alors… Je ne supporterais pas ça. » Car finalement, le poids de la liberté, c’est quelque chose qu’on n’a pas si souvent l’occasion de mesurer. La liberté, ça pèse très lourd. Mais enfin, on la veut ou on la veut pas, on la choisit ou non. Préciser pourquoi ça pèse très lourd ? (Pause.) Eh bien, la liberté, c’est l’absence de toute une série de garde-fous traditionnels. L’absence d’une autorité qui va éventuellement vous remettre dans le bon chemin. Quand vous êtes libre, c’est à vous qu’il appartient de vous remettre vous-même dans le bon chemin si vous vous réalisez que vous vous êtes gourré. C’est à vous d’affronter, régulièrement, tous les problèmes qui se présentent. Il y a aussi le poids du souci du lendemain. Le fait qu’on ne sait pas si, dans le mois à venir, on va avoir plein de boulot ou rien du tout. On est donc obligé de faire un ensemble de choix — dans d’autres cas, on appelle ça un ensemble d’impasses — un ensemble de paris. En disant : « Bon, je prends cette option-là, en sachant que cette option implique que s’il se passe ceci, il va falloir faire cela, etc. » Faut s’assumer, quoi ! Je ne me pose pas tellement la question de savoir si je suis ou non un pionnier d’une nouvelle manière de vivre et de travailler. Ce que je sais, c’est que je n’arrête pas d’expérimenter. Il y en a peut-être d’autres qui expérimentent ailleurs, mieux, moins bien, d’autres façons que moi. Alors bon, je peux effectivement me faire plaisir en me disant que je suis un pionnier du télétravail en France. On peut dire que j’appartiens à un groupe très réduit de gens qui ont une certaine façon d’appréhender la vie. Mais je n’irais pas au-delà.
Je suis par contre beaucoup plus à l’aise pour dire : « En France, je pense être un des dix meilleurs spécialistes de la messagerie électronique. » Parce que sur ce plan-là, j’ai quelque chose de tangible. Je vois d’où on est partis, où on va, etc. Tandis qu’en matière de télétravail, je peux voir d’où je suis parti, je peux voir où j’en suis, mais je ne peux pas voir exactement où je vais. Voilà la différence. Peut-être que je suis le pionnier d’une voie sans issue. (Rire.) Ça arrive aussi, ça ! Mais même dans ce cas, c’est pas inintéressant non plus, cette expérience.
Donc je peux aussi me qualifier d’aventurier du télétravail. Pourquoi pas ? A côté de ça, quand je lis des mémoires d’aventuriers — pour autant que des aventuriers aient réellement écrit leurs mémoires, parce que c’est déjà assez suspect, ça — je me dis que je serais absolument incapable de faire ce que ces gens-là ont fait. Je n’essaie ni d’être un surhomme, ni d’être un minus. J’essaie de vivre ma vie, quoi.
De toute façon, j’ai toujours été intéressé par ce qui était nouveau, par ce qui était de pointe. Même quand j’étais dans des trucs qui ne font pas penser du tout à l’innovation. J’ai travaillé dans la récolte de canne à sucre en Martinique, par exemple. Comme par hasard, c’était un chantier expérimental, où on testait une nouvelle méthode pour récolter la canne à sucre. Et ça a été comme ça dans à peu près tous les boulots dans lesquels je me suis lancé. Alors je suppose que c’est pas un hasard. Voilà pour l’aspect pionnier, si vous voulez.